Porteur de la double nationalité étatsunienne et israélienne, professeur à l’université Brown de Providence (Rhode Island), éminent historien de la Shoah et des génocides du XXe siècle, Omer Bartov a servi sous le drapeau israélien et connu le feu pendant la guerre d’octobre 1973. De retour d’un voyage dans son pays natal en juin 2024, il s’avoue effrayé par l’évolution et les actions d’Israël et l’aveuglement politique et moral de ses concitoyens, et dénonce l’interminable offensive israélienne à Gaza comme coupable de « crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’actions génocidaires systématiques ».
ORIENT XXI – 5 septembre 2024
Article paru initialement dans The Guardian le 13 août 2024. Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry.
https://orientxxi.info/magazine/un-historien-du-genocide-face-a-israel,7577
Le 19 juin 2024, je devais donner une conférence à l’université Ben-Gourion du Néguev à Beersheba, en Israël. Mon intervention s’inscrivait dans le cadre d’un événement sur les manifestations d’étudiants contre Israël dans le monde. J’avais choisi comme sujet la guerre à Gaza et, plus généralement, la question de savoir si ces manifestations étaient des expressions sincères d’indignation ou si elles étaient motivées par l’antisémitisme, comme le prétendaient certains. Mais les choses ne se sont pas déroulées comme prévu.
Lorsque je suis arrivé à l’entrée de l’amphithéâtre, un groupe d’étudiants m’y attendait. J’ai vite compris qu’ils n’étaient pas là pour assister à ma conférence, mais pour protester contre elle. Apparemment, ils avaient été convoqués par un message de WhatsApp diffusé la veille qui signalait ma présence et appelait à réagir : « Nous ne pouvons pas laisser faire ! Combien de temps encore allons-nous nous accepter de trahir notre propre cause ?!?!?!?!! »
Ce message alléguait entre autres que j’avais signé une pétition décrivant Israël comme un « régime d’apartheid » (en réalité, le texte en question parlait d’un régime d’apartheid en Cisjordanie). On m’y « accusait » également d’avoir écrit pour le New York Times, en novembre 2023, un article1 dans lequel j’affirmais que, bien que les déclarations d’une série de dirigeants israéliens trahissent de leur part une intention génocidaire, il était encore temps d’empêcher Israël de perpétrer un génocide. Sur ce point, j’avoue ma culpabilité. L’organisateur de l’événement de Beersheba, l’éminent géographe Oren Yiftachel, avait reçu des critiques similaires. On lui reprochait notamment d’avoir été directeur d’une organisation taxée d’« antisionisme » : B’Tselem, une ONG de défense des droits humains respectée dans le monde entier.
Alors que les participants à la table ronde et une poignée d’enseignants, pour la plupart assez âgés, de l’université pénétraient dans la salle, les agents de sécurité s’efforçaient de bloquer l’entrée aux protestataires, tout en ne les empêchant pas de maintenir la porte de l’amphithéâtre ouverte, de hurler des slogans à travers un mégaphone et de frapper de toutes leurs forces sur les murs.
Après plus d’une heure d’agitation, nous avons convenu que la meilleure solution serait peut-être de demander aux étudiants qui nous contestaient de participer au débat, à condition qu’ils cessent de perturber les interventions. Un bon nombre d’entre eux ont fini par nous rejoindre et, pendant les deux heures qui ont suivi, nous avons débattu. Il s’est avéré que la plupart de ces jeunes hommes et jeunes femmes venaient de rentrer de leur période de réserve dans l’armée, pendant laquelle ils avaient été déployés dans la bande de Gaza.
Notre échange de vues n’avait rien d’amical ou « positif », mais il était révélateur. Militants d’organisations d’extrême droite, ces étudiants n’étaient pas nécessairement représentatifs du corps étudiant israélien dans son ensemble. Mais à bien des égards, ce qu’ils disaient reflétait un sentiment très répandu dans le pays.
Je ne m’étais pas rendu en Israël depuis juin 2023 et, lors de cette dernière visite, j’ai découvert un pays bien différent de celui que j’avais connu. Bien qu’enseignant depuis longtemps à l’étranger, c’est en Israël que je suis né et que j’ai grandi. C’est là que mes parents ont vécu et sont enterrés ; c’est là que mon fils a fondé sa propre famille et que vivent la plupart de mes meilleurs amis, que je fréquente de longue date. Connaissant le pays de l’intérieur et ayant suivi les événements encore plus attentivement que d’habitude depuis le 7 octobre, je n’ai pas été entièrement surpris par ce que j’ai découvert à l’occasion de ce séjour, mais j’ai été tout de même profondément troublé.
FAIRE PARTIE D’UNE ARMÉE D’OCCUPATION
Pour affronter ces questions, je ne peux que m’appuyer sur mon parcours personnel et professionnel. J’ai servi dans les forces de défense israéliennes pendant quatre ans, notamment lors de la guerre du Kippour de 1973 et à l’occasion d’affectations en Cisjordanie, dans le nord du Sinaï et à Gaza, où j’ai terminé mon service en tant que commandant d’une compagnie d’infanterie. Pendant mon séjour à Gaza, j’ai été le témoin direct de la pauvreté et du désespoir des réfugiés palestiniens, qui tentaient de survivre dans un environnement urbain délabré et surpeuplé. Je me souviens très bien de mes patrouilles sous un soleil implacable dans les rues silencieuses de la ville égyptienne d’El-Arich — alors occupée par Israël —, appréhendant derrière les fenêtres fermées le poids des regards perçants d’une population hantée par la peur et le ressentiment. C’est là que, pour la première fois, j’ai compris ce que signifiait faire partie d’une armée d’occupation.
Lorsqu’ils atteignent l’âge de 18 ans, les Israéliens juifs doivent obligatoirement servir sous les drapeaux — même si certains en sont exemptés — mais après cette période de service militaire, ils peuvent encore être mobilisés pour des périodes d’entraînement, des tâches opérationnelles ou en cas d’urgence, comme lorsque le pays est en guerre. Lorsque j’ai été appelé en 1976, j’étais étudiant à l’université de Tel-Aviv. Au cours de ce premier déploiement en tant qu’officier de réserve, j’ai été gravement blessé pendant un entraînement, de même qu’une vingtaine de soldats sous mes ordres. L’armée a dissimulé les circonstances de cet accident, dû à la négligence du commandant du camp d’entraînement. Je n’ai pu reprendre mes études qu’après avoir passé la majeure partie de mon premier semestre universitaire à l’hôpital de Beersheba.
LA RÉPONSE DE YTZHAK RABIN
Ce type d’expérience a renforcé mon intérêt pour une question qui me préoccupe depuis longtemps : qu’est-ce qui motive les soldats à se battre ? Dans les décennies postérieures à la Seconde guerre mondiale, nombre de sociologues étatsuniens ont soutenu que les soldats combattaient avant tout pour défendre les camarades de leur unité, plutôt que pour un objectif idéologique plus éminent. Cela ne correspondait pas vraiment à ce que j’avais vécu en tant que militaire : nous étions tous convaincus que nous étions là pour défendre une cause plus importante, qui transcendait la solidarité de notre petit groupe de combattants. À la fin de mon premier cycle universitaire, j’ai également commencé à me poser la question de savoir si, au nom de cette cause, les soldats pouvaient être amenés à agir d’une manière qu’ils auraient jugée répréhensible dans d’autres circonstances.
Choisissant un cas extrême, je consacrai ma thèse de doctorat à Oxford — ultérieurement publiée sous forme de livre2 — à l’endoctrinement nazi de l’armée allemande et aux crimes perpétrés par la troupe sur le front de l’Est au cours de la Seconde guerre mondiale. Le résultat de mes recherches allait à l’encontre de la conception que les citoyens de la République fédérale allemande, dans les années 1980, se faisaient de leur passé. L’opinion prévalente était que l’armée avait mené une guerre moralement « décente », tandis que la Gestapo et les SS perpétraient un génocide à l’insu de la troupe et de ses officiers. Il a fallu de nombreuses années aux Allemands pour réaliser à quel point leurs pères et grands-pères avaient été complices de la Shoah et de nombreux autres massacres en Europe de l’Est et en Union soviétique.
Lorsque la première intifada palestinienne a éclaté à la fin de 1987, j’enseignais à l’université de Tel-Aviv. Quand j’ai appris que Yitzhak Rabin, alors ministre de la défense, avait ordonné aux militaires israéliens de « briser les os » des jeunes Palestiniens qui lançaient des pierres contre leurs unités surarmées, j’ai été consterné. J’ai donc écrit à Rabin pour l’avertir qu’à la lumière de mes recherches sur l’endoctrinement des forces armées de l’Allemagne nazie, je craignais fort que, sous sa direction, l’armée israélienne ne s’engage sur une pente tout aussi glissante.
Comme je le montre dans mes travaux, avant même d’être enrôlés, les jeunes Allemands avaient intériorisé des éléments clés de l’idéologie nazie, en particulier l’idée que des masses de sous-hommes slaves dirigés par des Juifs bolcheviks sournois menaçaient de destruction l’Allemagne et le reste du monde civilisé. En conséquence, le Reich allemand avait le droit et le devoir de délimiter un « espace vital » en Europe de l’Est et de décimer ou de réduire en esclavage la population de ces régions. Cette vision du monde fut ensuite inculquée aux recrues, de sorte qu’au moment où les troupes allemandes ont envahi l’Union soviétique, c’est ce prisme idéologique qui définissait la perception qu’elles se faisaient de leurs ennemis. La résistance farouche de l’Armée rouge ne fit que confirmer la nécessité de détruire les combattants et les civils soviétiques, et plus particulièrement les juifs, considérés comme les principaux instigateurs du bolchévisme. Et plus ils accumulaient les destructions, plus les militaires allemands craignaient la vengeance à laquelle ils pouvaient s’attendre si leurs ennemis l’emportaient. Le résultat fut le massacre de près de 30 millions de soldats et de citoyens soviétiques.
LE PRÉCÉDENT DE L’ARMÉE ALLEMANDE
À ma grande surprise, quelques jours après avoir envoyé ma lettre, j’ai reçu de Rabin une réponse d’une ligne me reprochant d’avoir osé comparer l’armée israélienne à l’armée allemande. Je lui répondis dans une lettre encore plus détaillée en expliquant le thème de mes recherches et en exprimant mon inquiétude de voir l’armée israélienne transformée en instrument d’oppression contre une population civile désarmée et sous occupation militaire. Rabin me répondit une nouvelle fois en réitérant ses propos : « Comment osez-vous comparer Tsahal à la Wehrmacht ? » Rétrospectivement, je pense toutefois que cet échange éclaire quelque chose de son parcours intellectuel ultérieur. En effet, comme nous le savons du fait de son engagement en faveur du processus de paix d’Oslo, aussi imparfait soit-il, Rabin avait fini par reconnaître qu’à long terme, Israël ne pouvait pas supporter le coût militaire, politique et moral de l’occupation.
J’enseigne aux États-Unis depuis 1989. J’ai beaucoup écrit sur la guerre, le génocide, le nazisme, l’antisémitisme et la Shoah, cherchant à comprendre les liens entre le carnage industriel des soldats pendant la Première guerre mondiale et l’extermination des populations civiles par le régime hitlérien. Entre autres projets, j’ai passé de nombreuses années à étudier la transformation de la ville natale de ma mère, Boutchatch — jadis Buczcacz en Pologne, aujourd’hui en territoire ukrainien. Cette petite agglomération était passée d’un état de coexistence interethnique à une situation où, sous l’occupation nazie, la population chrétienne s’était retournée contre ses voisins juifs. Lorsque les Allemands ont pénétré à Boutchatch, c’était avec l’intention expresse d’assassiner ses habitants juifs, mais la rapidité et l’efficacité du massacre ont été grandement facilitées par la collaboration de la population locale, motivée par des ressentiments et des haines préexistants qu’on peut sans doute attribuer à l’essor des idéologies ethno-nationalistes au cours des décennies précédentes et à l’idée courante selon laquelle les juifs étaient incapables de s’intégrer aux nouveaux États-nations créés au lendemain de la Première guerre mondiale.
Dans les mois qui ont suivi le 7 octobre, j’ai constaté avec douleur à quel point tout ce que j’avais appris au cours de ma vie et de ma carrière était plus pertinent que jamais. Comme pour beaucoup de gens, ce qui s’est passé au cours de ces derniers mois a constitué pour moi une pénible épreuve émotionnelle et intellectuelle. Et comme beaucoup d’autres, j’ai vu des membres de ma propre famille et de celle de mes amis directement affectés par la violence. Où que l’on porte le regard, ce ne sont pas les larmes qui manquent.
L’attaque perpétrée par le Hamas le 7 octobre 2023 a été un choc terrible pour la société israélienne, qui n’a pas encore commencé à s’en remettre. C’était la première fois qu’Israël perdait le contrôle d’une partie de son territoire pendant une période prolongée, et l’armée n’a pu empêcher ni le massacre de plus de 1 200 personnes — dont beaucoup exterminées de la manière la plus cruelle qu’on puisse imaginer — ni la prise de plus de 200 otages, dont de nombreux enfants. Aujourd’hui, des dizaines de milliers de citoyens israéliens sont déplacés de leur foyer tout au long de la bande de Gaza et de la frontière libanaise ; l’impression d’être abandonné par l’État et le sentiment d’insécurité permanente sont intenses.
LA COLÈRE ET LA PEUR
Dans une grande partie de l’opinion publique israélienne, y compris chez les opposants au gouvernement, deux sentiments prédominent.
Le premier est un mélange de colère et de peur, un désir de rétablir la sécurité à tout prix et une méfiance totale à l’égard des solutions politiques, des négociations et de l’idée de réconciliation. Clausewitz observait que la guerre était le prolongement de la politique par d’autres moyens, et mettait ses lecteurs en garde sur le fait que, sans objectif politique défini, un conflit armé pouvait conduire à une destruction sans limite. Or, le sentiment dominant aujourd’hui en Israël menace justement de faire de la guerre une fin en soi. Dans cette optique, la politique devient un obstacle à la réalisation des objectifs militaires plutôt qu’un moyen de limiter la destruction. Finalement, une telle vision ne peut aboutir qu’à l’autodestruction.
Le deuxième sentiment dominant — qui est plutôt en fait une absence de sentiment — est le revers du premier, à savoir l’incapacité totale de la société israélienne à éprouver la moindre empathie pour la population de Gaza. Apparemment, la majorité des Israéliens ne veulent même pas savoir ce qui se passe à Gaza, une volonté d’ignorance qui se reflète dans la couverture télévisée des événements. Ces derniers mois, les journaux télévisés israéliens commencent généralement par des reportages sur les funérailles des soldats tombés à Gaza, invariablement décrits comme des héros. Suivent des estimations du nombre de combattants du Hamas ayant été « liquidés ». Les références aux morts de civils palestiniens sont rares et généralement présentées comme une expression de la propagande ennemie ou comme le prétexte d’une pression internationale fort malvenue. Face à tant de morts, ce silence assourdissant apparaît comme une forme de vengeance.
Certes, l’opinion publique israélienne s’est depuis longtemps accoutumée à l’occupation brutale pratiquée par l’État juif pendant 57 des 76 années de son existence. Mais l’ampleur des crimes perpétrés actuellement à Gaza par l’armée israélienne est sans précédent, tout comme l’indifférence totale de la plupart des citoyens d’Israël à l’égard des actes commis en leur nom. En 1982, des centaines de milliers d’Israéliens avaient protesté contre le massacre de la population palestinienne par les milices chrétiennes maronites et avec l’aide de l’armée israélienne dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila, à Beyrouth, en septembre 1982. Aujourd’hui, une telle réaction serait inconcevable. Le regard glacial qu’on vous lance dès que vous évoquez les souffrances des civils palestiniens et la mort de milliers de femmes, d’enfants, et de personnes âgées a quelque chose de profondément troublant.
NOTRE TRAUMATISME
Lors de mes rencontres avec mes amis en Israël cet été, j’ai souvent eu l’impression qu’ils craignaient que je ne perturbe leur chagrin et que, n’habitant pas sur place, je ne pouvais pas comprendre leur douleur, leur anxiété, leur désarroi et leur impuissance. Si j’osais suggérer que, précisément, le fait qu’eux-mêmes vivaient en Israël les avait anesthésiés face à la douleur des autres — une douleur qui, après tout, était infligée en leur nom — se heurtait à un mur de silence. Les gens se repliaient sur eux-mêmes ou changeaient brusquement de sujet. Mon impression était systématique : nous n’avons pas de place pour cela dans nos cœurs ni dans nos pensées, pas question de parler de ce que nos soldats, qui sont souvent nos enfants, nos petits-enfants, nos frères et nos sœurs, font en ce moment même à Gaza, et nous ne voulons pas qu’on nous le montre. Tout ce qui compte, c’est de nous concentrer sur nous-mêmes, sur notre propre traumatisme, notre propre peur et notre propre colère.
Dans une interview réalisée le 7 mars 2024, l’écrivain Zeev Smilansky a exprimé ce sentiment d’une manière qui m’a d’autant plus choquée qu’elle venait de quelqu’un que je connais depuis plus de cinquante ans. Smilansky, qui est aussi scientifique et agriculteur, est le fils du célèbre auteur S. Yizhar3, dont le roman Khirbet Khizeh, publié en 1949, est le tout premier texte de la littérature israélienne à s’être confronté à l’injustice de la Nakba, l’expulsion de 750 000 Palestiniens de leur terre et de leurs foyers en 1948, lors de la naissance de l’État d’Israël. Commentant une conversation avec son propre fils, Offer, qui vit à Bruxelles, Smilansky tenait les propos suivants :
Ce sentiment est très fréquent chez les amis et connaissances aux opinions libérales et progressistes avec lesquels j’ai pu parler en Israël. Certes, leur perspective est fort différente des discours que tiennent les politiciens de droite et les médias depuis le 7 octobre. Mes amis reconnaissent souvent l’injustice de l’occupation et, comme Smilansky, ils professent eux aussi un « amour de l’humanité ». Mais dans les circonstances actuelles, ce ne sont pas ces idées qui prévalent. Dans le conflit entre la justice et la survie, ils estiment que c’est la survie qui doit l’emporter. Et que bien que les deux causes — celle des Israéliens et celle des Palestiniens — soient justes, c’est cependant la nôtre qui doit triompher, quel qu’en soit le prix. À ceux qui doutent d’un choix aussi brutal, on oppose le risque d’une nouvelle Shoah, même si la situation actuelle n’a rien à voir avec ce dilemme.
Or, ce sentiment n’est pas apparu soudainement le 7 octobre. Ses racines sont bien plus profondes.
« Si l’épée tombe de nos mains, nous serons anéantis »
Le 30 avril 1956, Moshe Dayan, alors chef d’état-major de l’armée, prononça un bref discours qui allait rester dans les annales de l’histoire d’Israël. Il s’agissait d’un éloge funèbre en l’honneur de Ro’i Rothberg, un jeune responsable de la sécurité du kibboutz Nahal Oz, créé par l’armée en 1951 et transformé en collectivité civile deux ans plus tard. Nahal Oz se situait à quelques centaines de mètres de la frontière avec la bande de Gaza, face au quartier palestinien de Shuja’iyya.
Rothberg avait été tué la veille et son cadavre avait été traîné à travers la frontière et mutilé avant d’être rendu aux Israéliens grâce à l’intervention des Nations unies. Le discours prononcé par Dayan lors de ses funérailles est devenu une référence emblématique, fréquemment mentionnée jusqu’à ce jour tant par la droite que par la gauche :
Le lendemain, Dayan enregistra ce même discours pour la radio israélienne. Sauf qu’il y manquait quelque chose : plus aucune référence aux réfugiés contemplant les Juifs cultiver les terres dont ils avaient été chassés, plus aucune mention du fait qu’on ne saurait leur reprocher la haine qu’ils éprouvent pour leurs expropriateurs. Dayan avait pourtant bien prononcé ces mots lors des funérailles de Rothberg, et il devait les coucher par écrit par la suite, mais il avait choisi de les omettre dans la version enregistrée. Lui aussi avait connu cette terre avant 1948. Il se souvenait des villes et des villages palestiniens détruits pour faire place aux colons juifs. Il comprenait parfaitement la colère des réfugiés massés derrière la frontière. Mais il était aussi fermement convaincu du bon droit et de la nécessité urgente de la colonisation juive et de la création d’un État. Dans le conflit entre la lutte contre l’injustice et l’appropriation de la terre, il avait choisi, sachant que cela condamnait son peuple à dépendre à jamais de la force de l’épée. Mais Dayan savait aussi ce que l’opinion publique israélienne était prête à accepter. Qui était vraiment coupable, qui était responsable de l’injustice et de la violence ? C’est son ambivalence à ce sujet et sa vision déterministe et tragique de l’histoire qui explique pourquoi les deux versions de son discours ont fini par plaire à des gens de sensibilités politiques très différentes.
La leçon de Samson
Des décennies plus tard, après de nombreuses autres guerres et rivières de sang, Dayan a intitulé son dernier livre L’épée dévorera-t-elle toujours ? Publié en 1981, il décrit le rôle que lui-même a joué dans la conclusion d’un accord de paix avec l’Égypte deux ans plus tôt. Il avait enfin compris la vérité de la deuxième partie du verset biblique dont il avait tiré le titre de son ouvrage : « Ne sais-tu pas qu’il y aura de l’amertume à la fin ? ».
Mais dans son discours de 1956, avec ses références aux lourdes portes de Gaza et aux Palestiniens aux aguets dans l’attente d’un moment de faiblesse, c’est au récit biblique de la mort de Samson que Dayan faisait allusion — une référence qui ne pouvait échapper à ses auditeurs. On se souvient que Samson l’Israélite, dont la force surhumaine résidait dans sa longue chevelure, avait l’habitude de se rendre à Gaza pour y fréquenter des prostituées. Les Philistins, qui le considéraient comme leur ennemi mortel, voulaient lui tendre une embuscade en verrouillant les portes de la ville. Mais Samson se libéra du piège en soulevant ces lourdes portes sur ses épaules. Ce n’est que lorsque sa maîtresse Dalila le trahit en lui coupant les cheveux que les Philistins purent le capturer et l’emprisonner, aggravant son impuissance en lui crevant les yeux (comme, dit-on, l’auraient fait les Gazaouis qui avaient mutilé le corps de Rothberg). Mais dans un dernier acte de bravoure, alors que ses ravisseurs se moquaient de lui, Samson invoqua l’aide de Yahvé, poussa les piliers du temple où il était offert en spectacle et les fit s’écrouler sur la foule en liesse qui assistait à son humiliation en criant : « Que je meure avec les Philistins ! ».
Ces fameuses portes de Gaza sont profondément ancrées dans l’imaginaire sioniste israélien : elles sont l’emblème de l’abîme qui nous sépare des « barbares ». Toujours à propos de Ro’i Rothberg, Dayan affirmait que « son désir de paix l’a rendu sourd, il n’a pas entendu la voix des assassins qui se tenaient en embuscade. Les portes de Gaza ont pesé trop lourd sur ses épaules et ont précipité sa chute. »
Le 8 octobre 2023, le président Isaac Herzog s’adressait au peuple israélien en citant la dernière ligne du discours de Dayan : « C’est le destin de notre génération. C’est le choix de notre vie : être prêts, être forts, être inflexibles et toujours sur le pied de guerre. Car si l’épée tombe de nos mains, nous serons anéantis. » La veille, 67 ans après la mort de Ro’i Rothberg, des militants du Hamas avaient assassiné quinze habitants du kibboutz Nahal Oz et pris huit otages. Depuis l’invasion israélienne de Gaza, en guise de représailles, le quartier palestinien de Shuja’iyya, qui fait face au kibboutz et où habitaient 100 000 personnes, a été vidé de sa population et transformé en un gigantesque tas de ruines.
L’une des rares tentatives littéraires d’exposer la terrible logique des guerres d’Israël est un extraordinaire poème d’Anadad Eldan publié en 1971, Quand Samson déchirait ses vêtements. Eldan y dépeint le héros hébreu antique se frayant un chemin à travers Gaza et ne laissant derrière lui que ruines et désolation. J’ai découvert ce poème grâce à un excellent article publié en janvier 2024 en hébreu d’Arie Dubnov, « Les portes de Gaza »4. Samson, le héros, Samson le prophète, Samson le vainqueur des éternels ennemis de la nation, s’y voit transfiguré en ange de la mort, une mort qu’il finit par s’auto-infliger dans un grandiose suicide dont l’écho résonne à travers les générations.
Né en Pologne en 1924 sous le nom d’Avraham Bleiberg, Eldan avait migré en Palestine pendant son enfance et participé à la guerre de 1948. En 1960, il s’était installé dans le kibboutz de Be’eri, à environ 4 km de la bande de Gaza. Le 7 octobre 2023, à l’âge de 99 ans, lui et sa femme survécurent au massacre d’une centaine d’habitants du kibboutz. Les hommes de Hamas avaient pénétré dans leur domicile mais, inexplicablement, les avaient épargnés.
Au lendemain du 7 octobre, suite à la survie miraculeuse de cet obscur poète, chroniqueur de longue date du chagrin et de la douleur engendrés par l’oppression et l’injustice, les médias israéliens diffusèrent amplement une autre de ses œuvres. C’était comme si Eldan avait prédit la catastrophe qui s’était abattue sur son foyer. En 2016, il avait publié un recueil de poèmes intitulé La sixième heure, première de l’aube. C’est justement à six heures du matin que le Hamas avait lancé son attaque. Un de ses poèmes, un texte déchirant intitulé Sur les murs de Be’eri, pleurait la mort de sa fille des suites d’une maladie (en hébreu, le nom du kibboutz signifie « mon puits »).
Deux lectures différentes d’un poème
Dans le sillage du 7 octobre, le poème semble évoquer à la fois la destruction et une certaine vision du sionisme trouvant son origine dans la catastrophe et le désespoir de la diaspora. Il parle de la fatalité d’une nation transportée sur une terre maudite où ce sont les parents qui enterrent leurs enfants, tout en conservant l’espoir d’une aube nouvelle et plus radieuse :
Tout comme de l’éloge funèbre de Dayan pour Ro’i Rothberg, on peut faire de Sur les murs de Be’eri des lectures fort différentes. Faut-il y voir une lamentation sur la destruction de la beauté innocente d’un kibboutz au milieu du désert, ou bien un cri de douleur face à l’interminable et sanglante vendetta qui sévit entre les deux peuples de cette terre ? Le poète ne nous révèle pas le fond de sa pensée, comme c’est souvent le cas en poésie. Il s’agit après tout d’un chant de deuil composé il y a bien des années en souvenir de sa fille bien-aimée. Mais si l’on tient compte de la longue trajectoire d’Eldan, de son travail silencieux et de l’ardente pertinence de son œuvre, on peut estimer vraisemblable que ce poème fût un appel à la réconciliation et à la coexistence, plutôt qu’à de nouveaux cycles de vengeance et d’effusion de sang.
Il se trouve que j’ai un lien personnel avec le kibboutz de Be’eri. Ma belle-fille y a grandi, et l’un des principaux objectifs de mon voyage en Israël en juin était de rendre visite aux jumeaux qu’elle a mis au monde en janvier 2024 — mes petits-enfants. Mais le kibboutz a été abandonné depuis le 7 octobre. Mon fils, ma belle-fille et leurs enfants ont emménagé dans un appartement vacant situé à proximité, avec une autre famille de survivants, des parents proches, dont le père est toujours retenu en otage. Un mélange à peine concevable de vie nouvelle et de chagrin inconsolable au sein d’un même foyer.
La mentalité d’une génération
Outre ma famille, je voulais aussi rencontrer des amis en Israël. J’espérais comprendre ce qui s’y était passé depuis le début de la guerre. La conférence avortée de l’université de Beersheba n’était pas ma priorité, mais une fois arrivé sur place lors de cette journée de mi-juin, j’ai vite compris que cette situation explosive pouvait aussi m’être utile pour mieux comprendre la mentalité de toute une génération d’étudiants et de soldats.
Lorsque j’ai commencé à débattre avec ces étudiants, il m’est apparu clairement qu’ils avaient un grand désir d’être entendus, et que personne, pas même leurs enseignants ni les administrateurs de l’université, n’était intéressé à les écouter. Ma présence, et le fait qu’ils se soient fait une vague idée de mes critiques à l’encontre de la guerre de Gaza, avaient déclenché chez eux le besoin de m’expliquer leur engagement de soldats et de citoyens, mais aussi peut-être aussi de se l’expliquer à eux-mêmes.
Une jeune femme, de retour d’une longue période de service armé à Gaza, est montée sur le podium et a parlé avec force des amis qu’elle avait perdus et de la nature diabolique du Hamas. Ses camarades et elles se sacrifiaient pour assurer la sécurité future d’Israël, expliqua-t-elle avant d’éclater en larmes au beau milieu de son discours et de se retirer, brisée par l’émotion. Un jeune homme entreprit de réfuter avec calme et éloquence mon raisonnement selon lequel la critique des politiques israéliennes n’était pas nécessairement motivée par l’antisémitisme. Après quoi, il s’est lancé dans une brève récapitulation de l’histoire du sionisme en tant que réponse inévitable à l’antisémitisme : une issue politique qu’aucun gentil n’avait le droit de remettre en cause. Malgré leur hostilité envers mes propres vues et l’impact émotionnel de leur récente expérience à Gaza, leurs opinions n’avaient en fait rien d’exceptionnel. Elles reflétaient ce que pensaient énormément de gens en Israël.
La destruction comme réponse légitime
Sachant que j’avais parlé du risque d’un génocide à Gaza, ces jeunes gens étaient particulièrement désireux de me montrer qu’ils étaient humains, qu’ils n’étaient pas des assassins. Et oui, pour eux, non seulement leur armée était l’armée la plus morale du monde, mais ils étaient également convaincus que les dommages causés à Gaza en matière de victimes civiles et d’infrastructure étaient totalement justifiés. Tout était de la faute du Hamas, qui utilisait les civils comme boucliers humains.
Ils m’ont montré des photos prises avec leurs téléphones et censées prouver qu’ils s’étaient comportés de manière admirable avec les enfants palestiniens. Ils ont nié l’existence d’une famine à Gaza. Selon eux, la destruction systématique des écoles, des universités, des hôpitaux, des bâtiments publics, des immeubles résidentiels et des infrastructures était nécessaire et parfaitement justifiable. Toute critique des actions d’Israël par d’autres pays ou par l’ONU était tout simplement antisémite.
Contrairement à la majorité des Israéliens, ces jeunes avaient vu de leurs propres yeux la destruction de Gaza. Ils avaient intériorisé l’idée qu’il s’agissait là d’une réponse légitime au 7 octobre. Mais au-delà de cette perspective devenue majoritaire en Israël, j’avais aussi l’impression que leurs propos étaient l’expression d’un mode de pensée que j’avais observé il y a déjà longtemps en étudiant le comportement, la vision du monde et l’image que se faisaient d’eux-mêmes les soldats de l’armée allemande pendant la Seconde guerre mondiale. Une fois qu’ils ont intériorisé une certaine conception de l’adversaire — les bolcheviks comme des Untermenschen, des sous-hommes, le Hamas comme des animaux humains — et de la population ennemie en général comme une entité infra-humaine qui ne mérite pas d’avoir des droits, les combattants qui observent ou commettent des atrocités ont tendance à en attribuer la responsabilité non pas à leurs propres actions ou à celles de leurs troupes, mais justement à l’ennemi.
Des milliers d’enfants ont été tués ? C’est la faute de l’ennemi, tout comme l’est a fortiori la mort de nos propres enfants. Si les combattants du Hamas commettent un massacre dans un kibboutz, c’est qu’ils sont des nazis. Si nous larguons des bombes de 900 kilos sur des abris de réfugiés et que nous tuons des centaines de civils, c’est la faute du Hamas, qui a choisi de se cacher à proximité. Après ce qu’ils nous ont fait, nous n’avons pas d’autre choix que de les éliminer. Et après ce que nous leur avons fait, il n’est pas difficile d’imaginer ce qu’ils seraient capables de nous faire si nous ne les détruisons pas. Nous n’avons tout simplement pas le choix.
« L’incarnation d’une haine satanique »
À la mi-juillet 1941, quelques semaines après le début de l’offensive allemande contre l’Union soviétique — décrite par Hitler comme une « guerre d’anéantissement » —, un sous-officier de la Wehrmacht écrivait ce qui suit depuis le front de l’Est :
Un tract de propagande de l’armée publié en juin 1941 offre un portrait tout aussi dantesque des commissaires politiques de l’Armée rouge, aisément confondu avec la réalité par la plupart des soldats allemands :
Deux jours après l’attaque du Hamas, le ministre de la défense Yoav Gallant déclarait que « nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence ». Un peu plus tard, il ajoutait qu’Israël devait « détruire Gaza, un quartier après l’autre ». Pour l’ancien premier ministre Naftali Bennett, il n’y avait pas de doute : « Nous combattons des nazis ». Le Premier ministre Benyamin Nétanyahou citait la Bible : « Rappelle-toi ce que t’as fait Amalek », en référence aux passages qui exhortent les Israélites à exterminer tous les habitants d’Amalek, « hommes et femmes, enfants et nourrissons ». Lors d’une interview à la radio, il déclarait ainsi à propos du Hamas : « Je ne dirais pas que ce sont des animaux humains, car ce serait insultant pour les animaux ». Sur X (ancien twitter), Nissima Vaturi, le vice-président de la Knesset écrivait que l’objectif d’Israël devrait être « d’effacer la bande de Gaza de la surface de la Terre ». Et lors d’une intervention à la télévision israélienne, il expliquait qu’« il n’y a pas de civils innocents […] nous devons aller à Gaza et tuer, tuer, tuer. Nous devons les tuer avant qu’ils ne nous tuent ». Quant au ministre des finances, Bezalel Smotrich, il insistait que « le travail devait être achevé » : « Destruction totale. Effacez le souvenir d’Amalek de dessous les cieux. » De son côté, Avi Dichter, ministre de l’agriculture et ancien chef du Shin Bet, parlait de « déclencher une Nakba à Gaza ». Dans un discours destiné à motiver les troupes israéliennes se préparant à envahir Gaza, un vétéran de 95 ans les exhortait à « effacer leur mémoire, leurs familles, leurs mères et leurs enfants » ; il a été honoré publiquement par le président israélien Isaac Herzog, qui l’a félicité du « merveilleux exemple qu’il avait donné à plusieurs générations de soldats ». On ne s’étonnera donc pas de l’avalanche de messages postés depuis le front sur les réseaux sociaux par des soldats israéliens appelant à « tuer les Arabes », « brûler vives leurs mères » et « raser Gaza ». Aucune mesure disciplinaire n’a été prise contre ces derniers par les commandants de leurs unités.
Telle est la logique de la violence sans fin, une logique qui permet de détruire des populations entières et de se sentir totalement justifié de le faire. C’est aussi une logique de victimisation — nous devons les tuer avant qu’ils ne nous tuent, comme ils l’ont déjà fait auparavant —, et rien ne sert mieux la violence que le sentiment indigné d’être une victime. Regardez ce qu’ils nous ont fait en 1918, disaient les soldats allemands en 1942, en référence au mythe propagandiste du « coup de poignard dans le dos », qui attribuait à la trahison des juifs et des communistes la catastrophique défaite de l’Allemagne lors de la Première guerre mondiale. Regardez ce qui nous est arrivé pendant la Shoah, lorsque nous avons cru que le monde viendrait à notre secours, disent les soldats israéliens en 2024, légitimant ainsi une destruction aveugle fondée sur une fausse analogie entre le Hamas et les nazis.
Trahis par tous
Les jeunes gens avec qui j’ai débattu ce jour-là étaient pleins de colère, non pas tant contre moi — ils se sont un peu calmés lorsque j’ai mentionné mon propre service militaire — mais parce que je crois qu’ils se sentaient trahis par tout leur entourage. Trahis par les médias, qu’ils jugeaient trop critiques, par les chefs de l’armée, qu’ils jugeaient trop indulgents envers les Palestiniens, par les responsables politiques qui n’avaient pas su empêcher le fiasco du 7 octobre, par l’incapacité des troupes israéliennes à remporter une « victoire totale », par les intellectuels et les gauchistes qui les critiquaient injustement, par Washington, qui tardait à leur livrer une quantité suffisante de munitions, et par tous ces politiciens européens hypocrites et ces étudiants antisémites qui protestaient contre leurs actions à Gaza. Ils avaient l’air désorientés, rongés par la peur et le manque d’assurance, et certains d’entre eux souffraient probablement de troubles de stress post-traumatique (TSPT).
Je leur ai raconté comment en Allemagne, en 1930, les nazis avaient pris démocratiquement le contrôle du syndicat des étudiants. Les jeunes Allemands de l’époque se sentaient eux aussi trahis par la défaite de 1918, leur horizon semblait bouché par la crise économique, et ils déploraient amèrement les pertes territoriales et le déshonneur imposés par l’humiliant traité de Versailles. Ils voulaient restaurer la grandeur de l’Allemagne, et seul Hitler semblait capable d’exaucer leurs vœux. Une fois les ennemis intérieurs de la nation éliminés et son économie rétablie, les autres pays ont de nouveau commencé à craindre les Allemands, qui sont alors entrés en guerre, ont conquis l’Europe et assassiné des millions de personnes. Le tout s’est conclu par la destruction totale de l’Allemagne. J’ai ouvertement posé la question de savoir si la poignée d’étudiants allemands qui avaient survécu à ces quinze années fatidiques regrettaient leur décision de soutenir le nazisme en 1930. Mais je ne crois pas que mes auditeurs de l’université de Beersheba aient vraiment compris le sens de mes propos.
Ces étudiants étaient tout à la fois effrayants et effrayés, et leur peur les rendait d’autant plus agressifs. Apparemment, leur attitude menaçante, ainsi qu’un certain degré de consensus idéologique, suscitait la crainte et l’obséquiosité de la hiérarchie universitaire, qui se montrait très réticente à les sanctionner de quelque manière que ce soit. Simultanément, les médias et les politiciens faisaient fréquemment l’éloge de ces anges de la destruction : il était facile de les glorifier comme des héros avant de les enterrer et de tourner le dos à leurs familles endeuillées. Les soldats tombés au combat sont morts pour une bonne cause, assurait-on à leurs proches. Mais quelle était au juste cette cause, au-delà de la simple survie, obtenue à travers toujours plus de violence ? Personne ne prenait le temps de l’expliquer.
Ils me faisaient de la peine, ces jeunes qui ne réalisaient pas à quel point ils étaient manipulés. Mais après cette rencontre, j’étais aussi envahi par un sentiment oppressant d’anxiété face à l’avenir.
À mon retour aux États-Unis à la fin du mois de juin, j’ai réfléchi à tout ce que j’avais vécu au cours de ces deux semaines agitées et troublantes. J’ai pris conscience du lien profond qui m’unissait au pays que j’avais quitté. Ce n’était pas seulement la relation avec ma famille et mes amis qui m’interpellait, mais aussi la teneur particulière de la culture et de la société israéliennes, caractérisée par une totale absence de distance ou de déférence. Certes, cela peut avoir quelque chose de réconfortant et de révélateur : en Israël on peut en quelques instants se retrouver plongé dans une conversation intense, voire intime, avec des inconnus dans la rue, dans un restaurant, dans un café.
Mais cette caractéristique de la vie israélienne peut aussi être une source infinie de frustration, tellement elle néglige le minimum de respect pour les convenances sociales. On en arrive presque à un culte de la sincérité, à une obligation de dire ce que l’on pense, quels que soient l’identité de votre interlocuteur ou le risque de l’offenser. Cette attente commune crée à la fois un sentiment de solidarité et une conscience des limites à ne pas franchir. Si tu es avec nous, nous sommes tous de la même famille. Mais si tu te retournes contre nous, ou que tu n’es pas dans le même camp idéologique, tu es aussitôt exclu. Dès lors, ne t’étonne pas de l’hostilité à laquelle tu te heurtes.
C’est peut-être aussi pour cela que, pour la première fois, je nourrissais certaines appréhensions sur cette visite en Israël, et que je n’étais pas trop mécontent de partir. Le pays avait changé. C’était subtil, mais perceptible, et ces changements étaient susceptibles de créer un fossé entre moi, observateur venu de l’extérieur, et mes interlocuteurs restés sur place, forts de leur lien organique avec Israël.
Mais j’avais une autre raison d’appréhender mon séjour : ma propre vision de ce qui se passait à Gaza avait elle aussi changé. Le 10 novembre 2023, j’écrivais dans le New York Times :
Au sens de la convention des Nations unies
Ce n’est plus ce que je crois. Lors de mon séjour en Israël, j’avais fini par me convaincre que, depuis au moins l’offensive contre Rafah le 6 mai 2024, il n’était plus possible de nier qu’Israël s’était rendu coupable de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’actions génocidaires systématiques. Cette attaque contre le dernier refuge de la population gazaouie — dont la plupart des membres avaient déjà été déplacés à plusieurs reprises par l’armée israélienne, qui les parquait de nouveau dans une soi-disant zone de sécurité — témoignait non seulement d’un mépris total pour les normes humanitaires, mais trahissait aussi l’objectif ultime d’Israël depuis le tout début du conflit : rendre l’entièreté de la bande de Gaza inhabitable et réduire sa population à tel état d’impuissance qu’elle se verrait vouée à l’extinction ou chercherait par tous les moyens à fuir ce territoire ravagé. Autrement dit, la rhétorique des dirigeants israéliens depuis le 7 octobre s’incarnait désormais dans la réalité ; comme l’explicite la convention des Nations unies sur le génocide de 1948, Israël agissait « dans l’intention de détruire, en tout ou en partie », la population palestinienne de Gaza « en tant que collectivité, en la massacrant, en lui infligeant de graves dommages ou en lui imposant des conditions d’existence visant à entraîner sa destruction ».
De ces questions, je n’ai pu discuter qu’avec une infime poignée de militants, d’universitaires, d’experts en droit international et, bien entendu, de citoyens palestiniens d’Israël. Au-delà de ce cercle restreint, l’idée que les actions israéliennes à Gaza sont illégales est totalement inaudible. Même la grande majorité des personnes qui manifestent contre le gouvernement, ceux qui appellent à un cessez-le-feu et à la libération des otages, ne voudront pas en entendre parler.
Depuis mon retour, j’essaie de réinscrire mon expérience dans un contexte plus large. La réalité sur le terrain est si tragique et l’avenir semble si sombre que je me suis laissé aller à élaborer une histoire contre-factuelle et à me livrer à des spéculations sur la possibilité d’un avenir différent et porteur d’espoir. Que se serait-il passé si Israël, au moment de sa création, avait respecté son engagement d’adopter une constitution basée sur sa Déclaration d’indépendance. Cette dernière affirmait en effet que le nouvel État
Quel aurait été l’effet d’une telle constitution sur la nature de l’État ? Aurait-elle pu freiner la transformation du sionisme, passé d’un idéal visant à émanciper les Juifs de la misère de l’exil et de la discrimination et à les mettre sur un pied d’égalité avec les autres nations du monde à une idéologie ethnonationaliste vouée à l’oppression d’un autre peuple, à l’expansionnisme et à l’apartheid ? Pendant les quelques années où le processus de paix d’Oslo a pu donner des raisons d’espérer, on a commencé à parler de faire d’Israël un « État de tous ses citoyens », qu’ils soient juifs ou palestiniens. L’assassinat du premier ministre Yitzhak Rabin en 1995 a mis fin à ce rêve. Israël pourra-t-il un jour se défaire de tout le bagage de violence, d’exclusion, de fureur militante et, de plus en plus, de racisme, qui caractérise cette vision du sionisme, aujourd’hui adoptée par un grand nombre de ses citoyens juifs ? Pourra-t-il un jour se réinventer sur le modèle que ses fondateurs avaient décrit avec tant d’éloquence — comme une nation fondée sur la liberté, la justice et la paix ?
Difficile de caresser des espoirs aussi chimériques aujourd’hui. Et pourtant, c’est peut-être justement maintenant, à l’heure où les Israéliens — et plus encore les Palestiniens — touchent le fond et sont prisonniers de la dynamique de destruction régionale dans laquelle leurs dirigeants les ont entraînés, qu’il vaut la peine de prier pour que d’autres voix s’élèvent enfin. Car, pour reprendre les mots du poète Eldan, « il est un temps où gronde l’obscurité, mais nous connaissons aussi l’éclat d’une aube radieuse ».
Professeur à l’université Brown de Providence (Rhode Island), historien de la Shoah et des génocides du XX(suite)