Dimanche 18 février, le ministre de l’économie annonce en direct 10 milliards d’économies « sur l’Etat, pas sur les Français ». Médecin, météorologue, enseignant ou agents du ministère de l’écologie, ils et elles ont accepté de nous raconter de l’intérieur ce qu’ils ont vécu et s’apprêtent à vivre : la lassitude, les injonctions contradictoires, les conséquences. « Quand est-ce qu’on dit stop ? »
Je suis chez moi quand j’apprends cette baisse de 10 milliards. Je suis sous le choc : comment peut-on nous demander de faire un meilleur service public avec toujours moins ?
Dans les jours qui suivent, je découvre la ventilation par secteur. Moins 700 millions dans mon secteur, l’éducation. C’est environ 10 000 postes. Environ 1% du nombre d’enseignants dans le pays. Une classe sur cent qui ferme, vous imaginez ? Un département où vous rasez toutes les écoles, collèges, lycées.
Pour Pierre, enseignant, comme pour des dizaines d’autres agents des services publics, l’annonce d’une coupe de 10 milliards d’euros dans le budget de l’État ce 21 février 2024 a eu l’effet d’un ultime coup de massue. Chez lui, il voit chaque année les parents d’élèves et les enseignant·es se mobiliser contre les baisses de dotations horaires, contre les fermetures de classe. Rien n’y fait. Les réformes s’enchaînent et les restrictions s’accumulent. Le collectif Nos services publics a recueilli les témoignages d’agent·es du service public, afin de savoir ce que signifiera pour eux, concrètement, ces 10 milliards d’économies. Parce qu’entendre la parole de celles et ceux qui vont mettre en œuvre cette décision, ou en subir “de l’intérieur” les répercussions, nous semble de nature à mettre en perspective et à éclairer certaines facettes trop méconnues de ce type de décisions.
Ils et elles ont bien voulu nous raconter la façon dont la nouvelle a été reçue. Concrètement, quelles seront les implications dans leur quotidien ? Comment cela va-t-il affecter leur métier ? Quelles conséquences pour les citoyen·nes ?
Des répercussions immédiates, des conséquences incertaines
Pierre, enseignant, et Jérémie, agent dans un EPST, insistent tous les deux sur les classes qui vont continuer à fermer, de plus en plus. Jérémie évoque aussi la Mairie et les Impôts, qui n’ouvriront plus qu’à mi-temps. Marc*, météorologue à Météo France, raconte à son tour : « Alors que les effets du changement climatique sont de plus en plus visibles, que des records sont battus chaque mois […], cette casse du service météorologique et climatique national est incompréhensible et pèse sur le moral des agents ».
Ailleurs, des directives provisoires, un avenir incertain et des arbitrages à venir. Pour l’instant, explique Jérémie, la consigne est de prévoir de ne rien commander après septembre. Même constat chez Météo France : Nous ne connaissons pas encore les conséquences concrètes de ces annonces sur notre établissement (gel des recrutements ? Nouvelles restructurations territoriales ?) mais nous nous posons tous la même question : où vont-ils trouver l’argent à récupérer alors que le budget actuel permet à peine à l’établissement d’assurer l’ensemble de ses responsabilités ?” Idem au ministère des Sports, où Jean est dans l’expectative : “Pour l’instant, nous n’avons eu aucune nouvelle des arbitrages qui seront fait pas rapport à ces baisses. Quelles seront les politiques publiques visées, les dispositifs affectés ?”
Confiance brisée
“Inquiet”, “désabusée”, “démobilisé”, “amère”, “un grand coup sur la tête”… – voilà les réactions qui ressortent de notre appel à témoignage. L’impression, aussi, d’être David se battant contre un Goliath dont la seule compétence est la communication.
Pour Loran, cette décision n’est pas tout à fait inattendue : Je ne dirais pas que je suis dans l’incompréhension puisqu’on voyait s’annoncer la tendance. Mais franchement, tailler dans MaPrimRénov après le rapport de [Jean] Pisani-Ferry [et Selma Mahfouz] sur les besoins de financement de la transition écologique, quand on sait que la rénovation thermique des bâtiments ne va pas du tout à la vitesse qu’il faudrait, on atteint quand même des sommets de dédain pour les alertes du GIEC. Ces « stop-and-go » du gouvernement en matière environnementale sont le meilleur moyen de briser la confiance et l’envie d’y aller. […] On est revenu au temps de « L’environnement, ça commence à bien faire », de N. Sarkozy en 2011 »
Injonctions contradictoires
Faire mieux avec moins. Répondre à de grandes ambitions avec des moyens toujours plus petits. Suivre une ligne quand les orientations font des va et vient : voilà les difficultés à laquelle sont confronté·es la plupart des agent·es qui témoignent. “La transition c’est notre quotidien ici avec un agenda 2030 qui est devenu la feuille de route de tous les services municipaux. Mais pour réaliser nos objectifs il faut de l’argent et je cours après les subventions.” nous explique Marie. Jean, agent et militant syndical au ministère des sports abonde en ce sens : “Comment le gouvernement peut-il dire qu’il veut un « héritage de JOP » tout en baissant le budget qu’il consacre au développement des pratiques sportives ?”
Avec en creux et dans tous ces témoignages, une contradiction que relève Charlotte, médecin généraliste : “Comment [Bruno Le Maire] peut-il déclarer que des économies faites sur le fonctionnement de l’État ne sanctionneront pas directement les citoyens français ?”
A l’issue de ce tour d’horizon, elle n’est plus seule à se poser la question.
1/7. Marie, agente d’une petite commune : « on marche sur la tête »
Je suis en route pour la mairie dans laquelle je travaille quand j’entends la nouvelle à la radio. J’ai en charge le service des finances d’une petite commune et aussi le service du développement durable. La transition c’est notre quotidien ici avec un agenda 2030 qui est devenu la feuille de route de tous les services municipaux. Mais pour réaliser nos objectifs il faut de l’argent et je cours après les subventions. Notre demande d’aide “fond vert “2023 avait été refusée car on est arrivé trop tard, plus d’argent dans le caisses, pourtant notre dossier pour passer en led tout l’éclairage public répondait aux objectifs et on s’était bien pris la tête pour remplir toutes les cases sur la plate-forme ! Pas grave on redépose notre dossier en 2024 on y croit car on a compris qu’il fallait être dans les premiers et que l’ enveloppe serait plus grosse cette année. Date limite le 15 février, ouf le dossier est complet…on y croit… Jusqu’à cette annonce à la radio, mon chagrin dans la voiture, on marche sur la tête, comme tous les panneaux des ville que les agriculteurs ont retournés, c’est le monde à l’envers, encore une annonce qui va à l’encontre de ce qui doit être fait vite très vite pour la transition…
2/7. Sofia*, ministère de l’économie : « j’attends un coup de rabot sur les subventions aux entreprises… mais rien. »
Travaillant au ministère de l’Économie, j’apprends les 10 Md€ de coupe, j’attends un coup de rabot sur les subventions aux entreprises… mais rien.
À côté des 700M€ pour l’éducation, des 2,2M€ pour l’environnement, non seulement l’ensemble des crédits est préservé, mais nous recevons dans la foulée des instructions très claires quant à la poursuite du financement de certains projets de grands groupes qui représentent des sommes à plusieurs chiffres. Et du même ministre qui a annoncé les coupes !
Quand on sait que ces groupes font des bénéfices records, que l’on ne leur demande aucune contrepartie et que ces projets se feraient de toute façon… un sentiment de dégoût.
*Prénom modifié
3/7. Marc*, météorologue à Météo-France : « naïvement, j’ose penser qu’après 15 ans de coupes nous pourrons passer à côté. »
Mon établissement, Météo-France, subit depuis maintenant plus de quinze ans des restructurations permanentes qui ont provoqué la suppression de 1200 postes et la centralisation de bon nombres d’activités. Basées uniquement sur une logique de restriction budgétaire, ces restructurations ont mis à mal l’expertise humaine avec des programmes d’automatisation massifs détériorant la qualité des prévisions et faisant disparaître l’expertise humaine. Dernier en date le programme “3P”, pour “Programme Prévision Production”, lancé en novembre 2023 alors que les outils et méthodologies de travail associés n’étaient pas au point. Alors que les effets du changement climatique sont de plus en plus visibles, que des records sont battus chaque mois, que les responsables politiques rappellent sans cesse dans leurs discours la nécessité d’agir, cette casse permanente du service météorologique et climatique national est incompréhensible et pèse sur le moral des agents. Le sentiment de mal-être est croissant et le silence assourdissant de la hiérarchie aboutissent pour bon nombre d’entre nous à un sentiment de honte lorsqu’on voit la qualité des prévisions diffusées sur l’application ou le site de l’établissement.
Lorsque les médias relayent l’annonce des coupes budgétaires, un sentiment de crainte monte en moi. Plusieurs de mes collègues ont explosé ces dernières semaines, les programmes d’automatisation ont fait un carnage sur le moral des équipes. Naïvement, j’ose penser qu’après 15 ans de coupes nous pourrons enfin passer à côté. Le décret paraît enfin, un jour de mouvement social massif, je tombe de haut. L’IGN, le Cerema et Météo-France devront rendre 11,2 millions d’euros. Je suis désabusé, nos établissements sont en grande difficulté alors qu’ils contribuent grandement à l’adaptation de la société au changement climatique. Comment justifier de telles coupes dans des secteurs qui préparent l’avenir de la société? Comme beaucoup de mes collègues, je suis inquiet. Nous ne connaissons pas encore les conséquences concrètes de ces annonces sur notre établissement (gel des recrutements? Nouvelles restructurations territoriales?) mais nous nous posons tous la même question : où vont-ils trouver l’argent à récupérer alors que le budget actuel permet à peine de faire fonctionner l’établissement à ce qu’il puisse assurer l’ensemble de ses responsabilités ?
*Prénom modifié
4/7. Charlotte, médecin généraliste à La Courneuve : « va-t-on nous expliquer que l’urbanisme, l’environnement, l’alimentation ne conditionnent pas la santé des citoyens ? »
J’ai pris connaissance de cette annonce sur un fil d’actualité, en dehors de mon lieu de travail pas encore directement concerné. Ce nouveau paradoxe énoncé par BLM : comment peut-il déclarer que des économies faîtes sur le fonctionnement de l’État ne sanctionneront pas directement les citoyens français ?
Médecin généraliste, je travaille pour une mairie de Seine Saint Denis. Je trouve du sens dans mon travail pour les habitants du territoire. Pourtant, j’ai l’impression que le gouvernement actuel défait tout le travail fait auprès des usagers, niant toutes les compétences techniques de terrain ou études scientifiques internationales. Un mouvement de fond émaillé de coups d’accélérateur francs comme ce plan d’économies. Un exemple flagrant des conséquences qu’il pourra avoir, c’est la prise en soins des enfants souffrant de troubles autistiques. Le président Macron a voulu améliorer l’accès aux soins pour ces patients et leurs familles en créant des structures spécifiques. Malgré ces annonces de façade, le plan annoncé va diminuer drastiquement le nombre d’AESH accompagnant d’élèves en situation de handicap, déjà en nombre insuffisant.
À côté de ces situations concrètes, ce plan d’économies est en contradiction totale avec une quelconque logique sociale, humaine ou économique. On sait que ne pas investir dans la santé d’une population dégrade son état de santé et donc coûtera beaucoup plus cher à la société.
La santé n’est pas directement visée sur les lignes budgétaires de ce plan économique. Mais le gouvernement va-t-il nous expliquer que l’urbanisme, l’environnement, l’alimentation ne conditionnent pas la santé des citoyens ? J’ai aujourd’hui l’impression d’être David se battant contre un Goliath dont la seule compétence est la communication.
5/7. Loran, ministère de l’écologie : « Ces « stop-and-go » en matière environnementale sont le meilleur moyen de briser la confiance »
J’ai d’abord entendu l’annonce globale à la Radio et l’ai surtout perçue, sans surprise, comme étant dans le prolongement des EDL de Bruno Le Maire. Petit à petit, on a pris connaissance des coupes par secteur. Travaillant en administration centrale au ministère de l’Ecologie, la parution du décret, détaillant les 2,2 millions de taille dans les budgets de l’environnement, m’a fait un grand coup sur la tête. Ça m’a confirmé dans le fait que ce gouvernement s’en f… On est revenu au temps de « L’environnement, ça commence à bien faire », de N. Sarkozy en 2011. Une phrase déjà prononcée en vue du Salon de l’agriculture !
Je ne dirais pas que je suis dans l’incompréhension puisqu’on voyait s’annoncer la tendance. Mais franchement, tailler dans MaPrimRénov après le rapport de Pisani-Ferry sur les besoins de financement de la transition écologique, et quand on sait que la rénovation thermique des bâtiments ne va pas du tout à la vitesse qu’il faudrait, on atteint quand même des sommets de dédain pour les alertes du GIEC.
Quant à la coupe dans le Fonds vert, mobilisable par les collectivités pour mettre en œuvre des actions à leur niveau, elle va aussi se traduire par un coup d’arrêt, dans les projets, mais aussi dans les envies de projets. Ces « stop-and-go » du gouvernement en matière environnementale sont le meilleur moyen de briser la confiance et l’envie d’y aller (même phénomène avec les variations des tarifs sur le rachat d’électricité, les aides au photovoltaïque, les aides bio,…).
Les collègues autour de moi sont tout autant désabusés, démobilisés, amers. On fait le gros dos… Mais, sans réponse collective en vue, certains se demandent comment réagir. Faudra-t-il désobéir ?
6/7. Jean, agent du ministère chargé des sports et militant syndical : « le SNU et le service civique sont en train de remplacer le soutien à l’éducation populaire »
Au moins j’étais prévenu : Bruno Le Maire avait annoncé la baisse de 10 milliards quelques jours avant la parution du décret d’annulation. J’étais en vacances et me préparais pour la journée, mais quand j’ai vu passer le décret sur un groupe d’échanges du collectif Nos services publics, j’y ai jeté un œil : d’abord sur les baisses pour le ministère qui me tiennent le plus à cœur en tant que citoyen. Puis sur celles concernant plus particulièrement mon secteur : le sport et par lien historique et culturel la jeunesse, l’éducation populaire et la vie associative (JEPVA).
Ce sont les baisses du secteur JEPVA qui m’ont le plus choquées : -135 millions, soit une baisse de 15 % par rapport au budget prévisionnel 2024 initialement prévu et -10 % par rapport au budget 2023. C’est énorme, encore plus dans un contexte d’affichage politique de montée en puissance du SNU, qui relève de ce budget. Je me suis dit que comme depuis de nombreuses années, c’est encore l’aide aux associations d’éducation populaire et de jeunesse qui allait encore en prendre un coup. En gros, le SNU et le service civique sont en train de remplacer petit à petit toute autre forme de politique à destination de l’éducation populaire.
Dans le sport, la baisse par rapport au budget prévisionnel 2024 initialement voté est de 50 millions. Par rapport à 2023, le budget reste en hausse de 10 millions, mais avec un périmètre élargi (médaillés olympiques, travaux pour les JOP…).. Mais là aussi c’est contradictoire avec les annonces du gouvernement affichant l’année 2024 comme celle de “la grande cause nationale du sport”. La raison est assez simple : au regard des attentes de l’opinion publique par rapport aux Jeux olympiques et paralympiques, il faut éviter que le financement de l’événement ne serve qu’à celui-ci. Le gouvernement a donc décidé que les JOP laisserait un “héritage” à la France que ce soit en termes de logement, d’équipements sportifs ou plus généralement de développement de la pratique sportive. Comment le gouvernement peut-il dire qu’il veut une “héritage de JOP” tout en baissant le budget qu’il consacre consacré au développement des pratiques sportives ?
Par la suite, étant représentant du personnel, je me suis posé la question de savoir si les traitements allaient être impactés, dans un contexte de réforme du régime indemnitaire (ils sont passés au rifseep). Moi je crois qu’au regard de cette annonce, la hausse prévue ne verra pas le jour, ou sera davantage limitée.
Enfin pour l’instant, nous n’avons eu aucune nouvelle des arbitrages qui seront fait pas rapport à ces baisses. Quelles seront les politiques publiques visées, les dispositifs affectés ? Une chose est sûre : la vente d’anciens sites de travail du ministère de l’administration centrale de l’éducation nationale (auxquelles les directions des sports et JEPVA sont rattachées) et l’achat de nouveaux sites devrait permettre des économies : baisse prévue de 20 % de la superficie totale avec instauration de flex office et sortie de Paris vers la banlieue. Bref, l’Etat fera aussi des économies qui se répercuteront sur une plus grande agitation au travail et une durée de temps de trajet moyen plus longue.
Je dis parfois à mes enfants : “il vaut mieux ne pas mentir, mais quand ça arrive fais en sorte que ce ne soit pas évident, ou alors tu doubles le fait de me mentir par le fait de nous prendre pour des cons”. A certains égards, d’autres auraient bien avisés de s’en inspirer…
7/7. Pierre, enseignant : “Désolé, mais en Haute-Loire, il n’y a plus d’écoles.”
Je suis chez moi quand j’apprends cette baisse de 10 milliards. Je suis d’un coup sous le choc : comment peut-on nous demander de faire un meilleur service public avec toujours moins ? Chaque année vers chez moi, les parents d’élèves, enseignants, etc… se mobilisent contre des baisses de dotations horaires, des fermetures de classe. Chaque année dans le même temps, des ministres de l’éducation nationale à la durée de mandat très limitée nous annoncent des grands projets ambitieux faisant fi de la réalité de terrain.
Dans les jours qui suivent, je découvre la ventilation par secteur. Moins 700 millions dans mon secteur, l’éducation. C’est environ 10000 postes. Environ 1% du nombre d’enseignants dans le pays. Une classe sur cent qui ferme, vous imaginez ? Un département où vous rasez toutes les écoles, collèges, lycées. “Désolé, mais en Haute-Loire, il n’y a plus d’écoles.” Avec mes collègues, c’est le ton des échanges désabusés que nous avons depuis.
Quand est-ce qu’on dit stop ?