Nature, nouvel eldorado de la finance

26 JANVIER 2015 |  PAR FRANÇOISE DEGERT

 

Diffusé sur Arte le 3 février prochain à 22H30, le documentaire de Sandrine Feydel et Denis Delestrac brise enfin l’omerta. Clair, complet, accessible à tous, « La nature, nouvel eldorado de la finance » nous fait découvrir les marchés économiques et financiers montés par les banques et les multinationales, sous l’égide de l’ONU, de l’Europe et des plus grandes ONG.  Sous couvert de protéger la nature, ces mécanismes de marché provoquent déjà des dégâts irréversibles et conduisent à la privatisation totale de la planète et de ses ressources.

Les rapports s’empilent, les scientifiques s’alarment, la situation de la nature ne fait qu’empirer. « Et si les marchés économiques et financiers parvenaient à sauver la planète » ? Les financiers, dont Pavan Sukhdev qui a longtemps dirigé la Deutsche Bank à Bombay (1),  les dirigeants des multinationales, les politiques, l’ONU, l’Europe, les grandes ONG ont déjà la réponse. Selon eux, il faut rendre la nature « visible » pour la respecter. Comment ? En donnant une valeur monétaire aux différents « services » qu’elle procure à l’homme, et en la gérant comme une entreprise. Ce néo-libéralisme étendu à la planète terre atteint certains écologistes dont Pascal Canfin (2). « Dans le système actuel,  ce qui n’est pas compté ne compte pas (…)  connaître le prix de la nature c’est aussi lui reconnaître de la valeur » argue-t-il dans le documentaire, tout en se méfiant des financiers. Or justement, l’engouement des plus grandes banques de la planète (Goldman Sachs, JP Morgan, HSBC,…) en faveur de ce nouveau marché est plus que jamais d’actualité. D’ailleurs, Michael Jenkins, qui dirige la plateforme d’information financière « Ecosystememarketplace » siégeant à Washington, prédit que « la nouvelle vague des profits viendra de ces marchés environnementaux ».

L’art de la compensation

Le marché de la nature passe par la « compensation ». Le système est rodé, les premières banques de compensation pour les « habitats » et les « espèces », ont été créées aux Etats-Unis en 1991, sous Georges Bush père, rappelle le chercheur Christophe Bonneuil. Dans ce système, l’État se contente d’établir les règles et d’en contrôler le fonctionnement, la « compensation » de la destruction de la nature passe par les banques. Les aménageurs, les industriels acquièrent des certificats dont le nombre correspond à peu près au degré de pollution provoquée par leur activité. Les banques de compensation les investissent dans des forêts, des zones humides ou autres espaces protégés, que des fonds d’investissement auront préalablement achetés. D’après le documentaire, HSBC anticipe actuellement « l’approvisionnement en capital naturel ». Autrement dit, la banque achète des territoires qui serviront à la compensation, comme cela a été fait pour protéger la mouche des sables amoureuse des fleurs de  Californie. La banque qui a acheté 130 ha pour sa protection a gagné 20 millions $.  Pour Pablo Solon, ex-ambassadeur de Bolivie auprès de l’ONU, les certificats (ou crédits) de compensation ne sont que « des permis à tuer la nature » ,  « ce qui est vendu sur les marchés ce ne sont que des papiers ». En dématérialisant la nature, en lui donnant une valeur monétaire, l’objectif n’est plus de la protéger mais « d’investir pour obtenir davantage de bénéfices ». Ce n’est pas l’avis de Mark Tercek qui dirige l’ONG américaine The Nature Conservancy. L’ex banquier de Goldman Sachs n’y voit que des avantages, un jeu de « gagnant gagnant » en faveur de la nature et du monde des affaires. Mark Tercek est d’autant plus intéressé à ce système que les grandes ONG, appelées BINGO (big NGO) par les peuples autochtones, sont les partenaires obligées des multinationales pour appliquer sur le terrain les systèmes de compensation.

Les ravages de la finance environnementale

En réalité, ce sont les multinationales et les banques qui tirent le maximum profit de ce jeu financier au détriment des populations et de la nature. En témoigne le marché carbone (antérieur au marché de la nature) qui applique lui aussi le système de compensation.  Le lien entre les deux marchés (carbone et nature) a des effets redoutables. Le documentaire montre les ravages provoqués au Brésil par l’entreprise minière et sidérurgique Vale. Pour compenser son activité particulièrement polluante, la compagnie reboise l’Amazonie en plantant des eucalyptus, une espèce d’arbres bien connue pour détruire les sols. Qu’importe ! Vale empoche à la fois les certificats de compensation  et  les bénéfices engrangés par la vente des eucalyptus sur le marché des bio-carburants. Ainsi, la destruction des sols s’ajoute à la pollution industrielle et la société multiplie les profits. Quel sera l’héritage de cette compensation « financière » dans 30, 40 ans,  voire plus ? Le procédé est identique à Bornéo, une île qui a perdu les deux tiers de sa forêt devant l’avancée des palmiers à huile plantés pour compenser la pollution industrielle générée sur d’autres continents. Les banques et les multinationales n’hésitent pas  à acquérir des territoires pour  y planter des forêts censées être des pièges à carbone, créant au passage une technostructure de service chargée de mesurer les arbres afin de les convertir en certificats ou crédits… Quant aux populations dépossédées de leur bien commun, ces mêmes sociétés leur interdisent d’y cultiver en employant la force si nécessaire… Tom Goldtooth, à la tête du réseau environnemental des Indiens d’Amérique, y voit un véritable génocide des paysans  du Sud par les pays du Nord qui préfèrent payer au lieu de cesser de polluer. « Peut-on encore utiliser des terres pour vivre » s’interroge-t-il, en constatant que « les arbres ont plus de valeur que les hommes ». « Il s’agit ni plus ni moins de privatiser la nature ».

Améliorer le système des subprimes !

Le système de la compensation est pervers. Mais la recherche des profits ne s’arrête pas là et dans le domaine de la finance l’imagination n’a aucune limite. Des produits financiers ont ainsi été créés sur les espèces végétales ou animales en danger (3) tels les  chiens de prairie, différentes sortes de cactus, la mouche des sables de Californie « la plus chère du monde ».  Doit-on soumettre la protection des espèces aux lois du marché ? Si Pablo Solon prédit qu’  « il y aura des espèces plus lucratives que d’autres », ce n’est pas le problème des marchés financiers.  Pour ces derniers, les espèces en danger présentent un double intérêt, car à la rareté s’ajoute le risque de disparition. Or le risque permet de jouer comme les assurances en cotant en bourse l’espèce en question, ce qui permet de multiplier les profits. C’est exactement le modèle des « subprimes » qui ont provoqué la crise financière de 2008. Jutta Kill, du Mouvement mondial pour les forêts tropicales, rappelle que la Bank of America Merrill Lynch, JP Morgan, City Group ont été condamnées par la justice américaine pour avoir un peu trop joué avec les subprimes. Cela n’empêche pas ces mêmes banques, avec Goldman Sachs qui avait tiré  son épingle du jeu, de jouer maintenant avec la nature. L’ancien de Goldman Sachs, désormais à la tête de The Nature Conservancy, est optimiste. « On doit juste améliorer les titrisations » déclare Mark Tercek. Nous voilà pleinement rassurés… Ce documentaire tombe à pic. Salutaire à tous points de vue, il montre l’urgence à ne pas laisser la nature aux mains du monde des affaires.


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